Texte en ligne : Son âme

1/29/2014 Alice 0 Comments

Voici un nouveau texte que je mets en ligne sur mon blog. Je l'avais initialement écrit pour l'appel à texte Bestiaire asiatique des éditions Voy'el puis suite à son refus, l'avait envoyé pour l'AT Malpertuis V.
Les deux réponses m'ont confirmé ce que je pensais déjà de ce texte, ce n'est pas vraiment une nouvelle et la narration est un peu étrange. Du coup, je me suis dit que ce texte aurait sa place sur mon blog, et qu'au moins il ne finirait pas au placard. Donc le voici.
Son âme
11 mars 2011


Nous sommes tous là, innombrables, immobiles et silencieux, comme si la bonne fortune nous avait quittés. Nous ne voulons plus penser, ni réfléchir, nous voulons laisser refleurir nos cerisiers.
Là-bas, sur le dos d’une montagne irisée de bleu, l’éléphant dort encore ; son énorme cavalier nous présente son ventre gras ourlé de feuilles d’or et de bijoux. Il scrute l’horizon, assis en tailleur sur sa monture immaculée, méditant des pensées que nous ne pouvons même pas concevoir. Plus imposant que la plus haute des statues érigées en son honneur, il sourit.
A-t-il déjà pleuré une seule fois ? Ses joues ont-elles, une seule fois, reçues la pluie de sa tristesse ?

— À quoi bon ? semble-t-il me répondre d’un œil bienveillant.

L’écho de son existence irradie l’horizon, un instant le mal recule. Le regard que nous échangeons me rassérène, l’espace d’un soupir. Je ne suis qu’un piètre tanuki face à l’immensité de son amour et de sa sagesse. Une créature d’ici, ni tout à fait raton-laveur ni tout à fait blaireau.
Au sein de mon cœur, un nénuphar éclot sur une eau qui m’engloutit. Ma force, je la puise d’une terre aujourd’hui déchirée, d’un monde qui s’effondre sur la beauté des lendemains, de flammes qu’ils ont attisées.

Dans la campagne qui nous environne, le vent bouscule les jeunes pousses de riz encore alignées sur leur terrasse. La plaine est noyée de sel ; sa peau de céladon court vers l’horizon en nuances d’émeraude et d’anis, comme pour échapper à la morsure de Yamata-no-Orochi. S’il ne s’agissait que d’un serpent à huit têtes, sans doute pourrions-nous faire face ; mais aujourd’hui l’océan a dévoré le ciel pour s’en faire une muraille et se jeter contre notre île. Tsunami ; ce mot résonne jusqu’à mes tripes.
Çà et là, les vestiges d’une nōka flottent comme autant de petites barques abandonnées. Ma gorge se serre au souvenir des veaux qui tétaient, hier encore, leur mère. Je relève la tête et ferme les poings, si fort que mes griffes percent mes paumes.
Par-delà l’échine ronde des collines, je devine le gris et le béton des villes. Sur les façades salies par le temps et la tempête, les fenêtres dessinent des yeux apeurés et des bouches grandes ouvertes, paralysés par la terreur.
Au creux des flots déchaînés, des bateaux subissent la punition sévère des vagues déferlantes. Il n’y a plus d’appel à l’aide, il est trop tard ; ils l’ont bien mérité.

Je reçois alors, contre mon épaule, l’amitié d’une caresse animale. À la fois sensuelles et pudiques, les kitsune se balancent de gauche à droite. Leurs hanches cuivrées, habillées de grelots, dessinent des fresques signées par le plumeau blanc de leurs queues souples. L’espace d’un instant, je me demande si elles comprennent vraiment : la triste courbure de leurs oreilles rousses répond à mes doutes.
Nous devons, je dois prendre les armes, éradiquer l’engeance qui pourrit notre sol.

Entre les lanternes portées à bras-le-corps, les flambeaux, les bannières et les flots d’étincelles, notre tristesse et notre foi s’embrassent à pleine bouche. Nous courbons le dos sous un poids douloureux et cher à notre cœur. Nous essayons de ne plus penser, ni réfléchir. Bientôt refleuriront nos cerisiers.

Ils sont tous là, plus hagards et inquiets qu’une abeille sans miel. À la fois si vivants et si intangibles que cela nous en fait mal. Je peux goûter au sel sur leurs joues, j’y perçois à la fois l’iode et les larmes. Ils sont couverts de boue, portent leurs enfants évanouis à bout de bras, goûtent de force au fruit amer de leur inconscience.
Nous voudrions tous restés là à observer leur souffrance, boire chaque sursaut de leurs pauvres carcasses jusqu’à la lie. Le gros homme sur son éléphant nous en dissuade d’un raclement de gorge.

Chacun d’eux porte un nœud serré au creux du ventre, alors que nous-mêmes étouffons de haine. Ils courent, se débattent et s’interrogent ; tandis que le cavalier ordonne notre départ.
J’entends alors les tambourins et je sais qu’ils viennent aussi du creux de ma poitrine. Féroce, grave et profonde, ma tristesse se tourne vers ce peuple qui se délite.

Nous avançons au-devant d’un souffle malin et d’une tempête de menaces, sans aucune intention d’échouer. Nous sommes un flot de pieds, d’ailes et d’espoirs. Nos voix s’élèvent et prennent leur envol jusqu’au ciel fourmillant de griffes et de plumes. Puisqu’ils ne savent plus, puisqu’ils n’ont jamais voulu comprendre la valeur de la terre qu’ils foulent, nous leur apprendrons par la force.
Ils sont à ce point tournés vers eux-mêmes qu’au plus fort de la catastrophe, ils ne remarquent même pas notre présence.

De tout mon ventre s’élève une vague qui me pousse à poursuivre ma marche, malgré la peur. Je ne sais encore si mon âme acceptera ce mal nécessaire. Mais nous n’avons plus le choix, ils doivent tous disparaître ; alors refleuriront nos cerisiers.

Autour de nous, Seiryuu le grand dragon, Suzaku l’oiseau vermillon, Genbu l’obscure tortue et Byakko le tigre d’argent grondent d’une même voix.
Maître des saisons, des éléments et des orients, ils nous offrent un tourbillon d’azur, d’aurore, d’ébène et de neige. À la fois berceuse et chant de guerre, leurs feulements s’enlacent en une mélodie profonde.

Bientôt, nous pénétrons dans une cité submergée de cris et de plaintes. La pression s’accentue sur notre dos, nous n’avons pas le droit de céder. Malgré la pitié que j’éprouve à la vue de cette foule de pantins désarticulés, je sais la justice de notre cause. Cela n’empêche pourtant pas ma conscience de hurler au meurtre.
Je n’ai d’autres choix que de les haïr, femmes comme nourrissons, vieillards comme pères de famille, de laisser mon cœur s’emplir de la boue noire de la colère. Laisser la vague déferler en moi puisqu’ils n’ont jamais aimé leur pays.
Je ne suis qu’un piètre tanuki, mais je sais que les personnes aimantes n’écorchent pas ce qu’elles chérissent, ni n’empoisonnent la mère qui les nourrit. Cela, seuls les criminels se le permettent. Mais ils l’ont oublié et préfèrent remplir leurs prisons de simples voleurs de pommes.

Je sens alors l’eau entre mes orteils, son seul contact me laisse au bord de la nausée. Je tente d’échapper à ma propre haine et cherche une bouffée d’air autour de moi, sans comprendre pourquoi mes compagnons se sont serrés de cette façon.
Mes yeux rencontrent, à ce moment-là, une lucarne grésillante échouée derrière une vitrine ravagée. Flash par flash, les images nous sautent à la gorge et aux tripes. Ils fuient tous un monstre de béton fumant. Je sais le cœur qui bat dans la poitrine de cette créature, je connais sa puissance, je flaire son poison. Nous le savons tous. Ils l’ont nourri de leur appétit de posséder, préférant le confort de leurs petites vies à la sauvegarde de leur terre. Ils l’ont nourri, aujourd’hui c’est lui qui les dévore.
Nous tremblons tous sur nos pattes, certains s’excitent jusqu’à mordre leur voisin. La rage qui couvait en nous s’empare de nos esprits et vrille notre raison.
Qu’ont-ils fait ? Qu’espéraient-ils ?

Un chant surgit alors ; cristallin et étranger, il capte notre attention. Je déborde de larmes et mon poil se couvre d’un nouveau sel. Nous cherchons tous la provenance de cette comptine entêtante, quand enfin il s’avance vers nous.
Nos babines se retroussent aussitôt. Les genoux et les coudes écorchés, il n’a même pas six ans. Dans sa tignasse maculée de boues, quelques brins d’algues rouges finissent de sécher. C’est un petit d’homme, pas plus haut qu’un brin de blé, il est tout ce que nous détestons.

C’est alors qu’il lève les yeux sur le premier rang du défilé. Ses larmes se figent sur ses joues plus vite qu’une goutte de rosée sur l’aile d’une libellule. D’instinct, je me saisis de la bouteille qui bat contre ma hanche et avale une grande rasée de saké. Mes muscles se tendent, mes mâchoires se crispent, je voudrais lui faire du mal, l’écorcher, le faire souffrir, lui faire payer les fautes de son peuple. Autour de moi, mes compagnons vibrent du même élan, la fièvre monte dans nos rangs.
Je ne sais ce qui va advenir, le garçonnet semble réellement nous voir. Une première voix surgit :

— Va-t-en !

Suivie d’un brouhaha.

— Oui va-t-en !

— Retourne vers tes parents ! Vous avez fait trop de mal.

— Laisse-nous tranquilles ou nous te tuerons !

Il ne recule pas, bien au contraire. Contre toute attente, il avance et tend un poing fermé, les yeux plantés dans ceux de notre chef de file.
Certains membres de mon clan se meuvent en créatures de cauchemars, échangeant leur allure rondouillarde pour hérisser leurs gueules et leurs pattes de pointes acérées.
Enfin l’intrus ouvre la main, au creux de ses tout petits doigts, la première fleur de cerisier de la saison.
Un soupir profond raisonne du haut des montagnes, la terre tremble, l’éléphant et son cavalier viennent à notre portée. L’énorme divinité se tient à présent entre nous et l’enfant. D’un souffle du nez, il apaise tout le monde. Il sourit à l’humain, lui prend la fleur puis se tourne dans notre direction.

Entre ses doigts immenses, chaque pétale luit comme une langue de soleil et de lune. Les mouchetures sont des étoiles et apaisent notre rage.

Plus rien ne sert de leur en vouloir, de les maudire, de les mordre. Le mal que nous pensions combattre se blottissait en chacun de nous. Alors que notre terre réclamait nos caresses, nous étions prêts à la noyer de sang.
Nous ne sommes pas là pour ça.

Nous sommes là, maintenant je le sais, pour témoigner de la beauté de notre terre. Peu importe les vagues, le souffle malsain au haut d’une cheminée. Ce n’est pas à nous de nous en préoccuper.

Car nous sommes l’espoir qui marche au-devant du désastre, nous sommes le soleil, le terreau, le fruit et sa saveur. Réels plus que n’importe qui ici, nous sommes les piliers solides d’un peuple exsangue. Nous ne faiblirons jamais, car nous sommes une âme plus vivace qu’un cœur qui palpite.

Notre pays vacille : c’est une flamme, nous sommes l’espoir qu’elle consume pour perdurer. Nous sommes notre pays, sa culture, son sol, son eau et son riz.

Nous n’attendrons plus que refleurissent les cerisiers, car tanuki comme kitsune, dragons comme tigres, gigantesque cavalier comme tortue majestueuse, nous sommes les cerisiers et l’espoir de les voir fleurir. Que notre cœur s’ouvre grand comme une gueule millénaire et le bourgeon éclora.

De toutes nos griffes, de toutes nos fourrures, de danses en danses, de tour en tour, nous grandissons. Par milliers, nous emplissons les cœurs et faisons rêver les enfants. Par millions, nous veillons et aiguisons les craintes. Unis et jamais seuls, nous luttons contre la fatalité.

Nous ne sommes pas seulement des animaux, des esprits, ou des fantômes. Nous sommes la force qui soulève, la main qui réconforte, l’épaule qui soutient.

Il n’est pas nécessaire de croire en nous, car nous sommes. Nous sommes le Japon, nous sommes son âme.

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